Saint-Isaïe (Mar Chaaya) est le monument chrétien le plus ancien de Broummana. Une inscription gravée sur le premier claveau de l’arc surmontant la porte de l’église nous informe qu’il fut construit en 1560. Avant le XVIe siècle, les recensements ottomans n’indiquent aucune présence chrétienne dans ce bourg peuplé alors de druzes. L’immense chêne de l’église témoigne aussi de cette ancienneté : il a plus de 500 ans d’âge.
Saint-Isaïe fut l’église paroissiale de la communauté orthodoxe de Broummana jusqu’à la construction de l’église Saint-Georges en 1880 en fin de période ottomane, (qui fut elle-même par la suite détruite et reconstruite dans les années 1960). Il semble que le côté sud de l’esplanade actuelle devant l’édifice servait de terrain sépulcral.
Les maîtres d’ouvrage de cet édifice sont des métayers orthodoxes venus s’établir à Broummana à la demande des émirs Abillama en vue de mettre en valeur de nouveaux domaines agricoles. L’église fut implantée sur le sommet de la colline de Broummana, en bordure du quartier qui jouxtait le sérail des émirs, sur une des ruelles anciennes du village. On ne sait pas si elle fut construite ex nihilo ou si c’est une reprise d’un monument plus ancien, peut-être militaire comme le laisse supposer l’aspect plutôt défensif du monument.
Les moines du monastère Saint-Isaïe auraient également participé à l’ouvrage de l’église. Ce monastère fut fondé par des moines orthodoxes de Balamand à la même date, au sommet du relief au nord du village ; il est aujourd’hui désaffecté et aux mains des grecs-catholiques.
Le maître d’œuvre est le bâtisseur Bachour Hanna. Son nom est marqué sur l’inscription au-dessus de l’entrée. Il édifia ce premier monument chrétien de Broummana dans le type vernaculaire pré-moderne qui caractérisait l’architecture religieuse du Mont Liban à cette période. Mais l’édifice subit des reprises qui témoignent de l’évolution des goûts décoratifs jusqu’au XIXe siècle.
L’église est de plan simple. Elle est composée d’une nef unique sous une voûte d’arêtes, prolongée par une autre en berceau qui recouvre le chœur et le sanctuaire. L’abside est inscrite dans l’épaisseur du mur de chevet. Au-dessus du sanctuaire, à un niveau supérieur accessible par un escalier dérobé creusé dans le mur intérieur sud, une galerie fait le tour de la calotte de l’abside. Sa partie nord était ouverte sur la rue par une large baie qui est aujourd’hui obturée.
Sur le mur du chevet, côté extérieur, on note un escalier à mi-hauteur conduisant à la terrasse. Ses marches sont formées de simples dalles encastrées en corbeau. On remarque également un oculus en forme de croix grecque pattée, ajourée dans un bloc de pierre jaune.
Les murs de l’église sont entièrement en pierre locale, de calcaire blanc ou jaune. Ils ont été rejointoyés au ciment en 2010. Sur la toiture plate, en aplomb du mur occidental, se dresse un clocher à quatre piles de forme classique : c’est celui de l’ancienne église Saint-Georges qui fut relevé là en 1965. Il ne survit de l’ancien clocher de Saint-Isaïe qu’une pierre gravée du nom du prêtre Semaan Bachour et datée de 1750. Elle est entreposée dans la cuve baptismale.
Dans son état actuel, l’édifice laisse deviner une entreprise en deux temps : une phase de fondation, caractérisée par les façades aveugles et austères, et une autre d’ouverture et d’embellissement du monument. L’aspect rude de ce monument relativement surélevé, ainsi que les meurtrières et la porte basse et cloutée, témoignent du premier âge qui dota l’édifice de son air défensif. Peut-être s’agit-il d’une reprise d’une structure militaire préexistante, une tour par exemple.
Les larges ouvertures de la façade septentrionale semblent par contre plus tardives, de même que le décor monumental en ablaq de la façade principale, qui remonte de toute apparence aux XVIIe-XVIIIe siècles . Cet ornement est une réfection, visiblement inspirée des décors extérieurs des sérails et des résidences émirales du Mont Liban et qui se concentrent habituellement autour de leur portail. Il s’agit d’une composition en rangs en pierres blanches et jaunes alternées et sculptées, haute de plusieurs mètres et servant d’encadrement et d’embellissement à la porte de l’église. Cet ensemble est composé par l’encadrement en pierre de la porte qui arbore un arc segmentaire aveugle surmontant un linteau en belle pierre fossilifère incisée de trois croix de consécration. Quant aux claveaux de l’arc, ils sont en ablaq blanc et jaune et gravés de l’inscription et de symboles cosmiques et religieux (hélicoïde, étoile, croix stylisées). Au-dessus de cet arc, deux rangées de pierres bicolores présentent à leur tour des symboles chrétiens et des motifs végétaux sculptés en creux ou excisés (croix trilobée, croix de lumière répétée, étoile inscrite dans un cercle, rosace, palmette…). Au-dessus, on aperçoit enfin une sorte de mandaloun : une fenêtre double à colonnette centrale et montants sculptés. Elle est surmontée d’une corniche, composée de trois blocs de pierre jaune et blanche, ornés de figures en relief typiques de cette période.
À l’intérieur, on peut admirer les décorations des parois qui dateraient aussi du XVIIIe siècle. Elles sont d’une rare beauté, et devenues uniques dans leur genre pour être les seules à avoir survécu dans les églises de la région. Ces décors étaient préservés sous la couche de badigeon et ne furent dégagés qu’en 2010. Il s’agit de motifs estampillés sur un enduit épais d’environ 3 cm et de couleur ocre. Ces empreintes ne semblent pas avoir été colorées. Elles sont exécutées à l’aide de moules en bois, reprenant des symboles chrétiens variés et parfois stylisés (croix, colombe, triangle, étoile, œil, rosace, palmier, feuille de vigne, tige, rinceau et corde). Ce qui permet la réalisation d’ensembles décoratifs d’une grande finesse. Vus de loin, ils donnent l’impression d’être des diadèmes de dentelle. Ces ornements couronnent les arcs de l’église, surlignent le pourtour des niches, mais n’occupent que certaines parties des murs. Ceci porte à croire à un programme ornemental qui est resté inachevé. L’emplacement de certaines figures est en effet aléatoire : le cadre rectangulaire avec la croix byzantine sur le mur nord et la croix inscrite dans un losange dans l’arcade aveugle du mur sud ne possèdent pas de figure semblable en symétrie sur la paroi opposée.
À certains endroits, le travail d’estampillage est très finement exécuté. Ceci présuppose l’œuvre d’un maître qui a poinçonné les motifs selon des dessins préétablis. Certains décors présentent toutefois un côté inexpérimenté : la croix dans le losange de l’arcade du mur sud n’est pas centrée ; le cadre dans le mur nord est d’une horizontalité approximative. On peut donc penser que ces deux figures sont d’une autre main que celle du maître, mais qui a apparemment utilisé les mêmes estampilles.
Ce type historique de décor est devenu rare au Liban. Les églises ayant eu pour grande partie leurs murs décapés sans études préalables et sans photographies d’archives, nous ne pouvons en estimer l’importance et le rayonnement sur le sol libanais. Nous savons néanmoins que des vestiges de tels décors existent dans la chapelle du monastère en ruine Saint-Isaïe (Mar Chaaya) de Broummana et celle du monastère Saint-Élie de Chouaiya.
Un autre genre de décor a été décelé sur les voûtes de l’église lors des travaux de restauration de 2010 : des peintures et des moulures où prédomine le rouge orangé. Il n’en reste que des traces, en très mauvais état. Les peintures découvertes sur la voûte d’arêtes consistent en des bandeaux de figures géométriques qui apparaissent des deux côtés et tout le long des boudins qui surlignent les arêtes. Elles semblent remonter au XIXe siècle et furent reprises au début du XXe, par l’ajout de soulignements et de motifs d’une teinte vive de bleu. De cette dernière période semble encore dater la restauration grossière du cosmogramme peint sur la voûte en berceau au-dessus du sanctuaire. Celui-ci apparaît sur la couche du badigeon gris qui se trouve sous le badigeon blanc actuel et semble avoir été restauré et entouré de motifs floraux de la même teinte bleue. Ce cosmogramme porte en son centre une rosace en tourbillon.
Hormis le cosmogramme, une autre peinture de la voûte en berceau a survécu. Elle se trouve sur la paroi sud surmontant le chœur de l’église, à l’intérieur d’un cadre segmentaire mouluré. Cette peinture est en très mauvais état et à peine déchiffrable. On devine des motifs formant des croix de la même couleur rouge orangée que celle de la voûte d’arêtes, et assortis de moulures en rosace dont la plupart s’est effritée. Notons que des décors en stuc peints ont existé à l’église Saints-Pierre-et-Paul de Kfarchima et ont orné son iconostase avant leur destruction lors de la rénovation des années 1990.
L’iconostase en bois de Saint-Isaïe de Broummana est de style baroque et densément décorée : pilastres et arcs finement ajourés et divers motifs végétaux délicatement sculptés et entrelacés (rinceau, grappe de raisin, grenade, pomme de pin, gland, rosace, tulipe), sans compter les représentations classiques comme la colombe, le médaillon, le vase... Cette iconostase a subi quelques réparations dans les années 1960 et ses compartiments supérieurs furent remplacés. Aujourd’hui, une autre restauration s’impose, car elle commence à être rongée par les termites. Ce type d’iconostase est typique des XVIIIe-XIXe siècles. On le retrouve par ailleurs un peu partout dans le Proche Orient, entre Jérusalem et l’île de Chypre et, localement, à Saint-Élie de Chouaiya et de Beit Méri, ainsi que dans la cathédrale Saint-Georges de Beyrouth .
Les icônes les plus remarquables datent du XIXe siècle. On peut admirer celle de saint Isaïe, peinte par Mikhaïl Mhanna al-Qodsi en 1869, et celle du Christ bénissant qui est de la main de Neemeh Nasser Homsi. Il est possible que les deux icônes royales de par et d’autre de la porte centrale de l’iconostase soient l’œuvre de Mikhaïl Polykhronis le Crétois dont les œuvres remontent au début de ce siècle. Les icônes de la rangée des apôtres sont par contre beaucoup plus récentes. Elles ont été exécutées par l’iconographe Nicolas Majdalani en 1965.
À l’intérieur de l’église, on note encore, à droite et à gauche de l’entrée, quelques vestiges du gynécée : le sol surélevé et des parties de la claire-voie qui séparait cet espace qui était réservé aux femmes du reste de la nef consacré aux hommes. Sur le mur nord, on distingue un escalier dont les premières marches sont détruites. Peut-être menait-il à une tribune en bois qui aurait surmonté le gynécée et qui aurait ensuite été supprimée.
May Davie
Décembre 2010
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